Je me suis souvent demandé pourquoi, malgré les bonnes intentions, de nombreuses initiatives d'entretien anonyme ou d'évaluation à l'aveugle finissent par décevoir. J'ai mené et observé plusieurs expérimentations en entreprise, lu des retours d'expérience et discuté avec des recruteurs et des candidats. Ce qui revient régulièrement, c'est que l'anonymat, loin d'être une panacée, peut créer autant de biais nouveaux qu'il en réduit. Dans cet article, j'explique pourquoi ces dispositifs échouent souvent et je propose des pistes concrètes pour les améliorer.
Pourquoi l'anonymat séduit — mais ne suffit pas
L'idée est séduisante : éliminer les informations personnelles (nom, âge, photo, université...) pour évaluer uniquement les compétences et le fit métier. Dans les grandes lignes, c'est une réponse légitime aux discriminations inconscientes. Pourtant, sur le terrain, plusieurs limites apparaissent :
La partie visible du problème est traitée, mais pas l'ensemble du processus de recrutement : l'anonymat sur une étape ne change rien si les phases suivantes restent subjectives.L'anonymat peut réduire la richesse d'information utile : certains indices contextuels sont importants pour juger de la pertinence d'un profil (par exemple, parcours atypique expliqué).Les biais migrent plutôt que disparaissent : on remplace les biais explicites par d'autres, liés au contenu ou à la manière de structurer les tests.Les causes fréquentes d'échec des entretiens anonymes
En pratique, j'identifie plusieurs causes récurrentes :
Mauvaise définition des critères — Sans critères de sélection clairs et partagés, anonymiser les CV revient à masquer le désordre plutôt qu'à améliorer la décision.Processus fragmenté — L'anonymat est parfois appliqué uniquement au CV, alors que les entretiens et les évaluations techniques restent non-structurés.Effet de surface — Les outils d'anonymisation sont rudimentaires (suppression du nom uniquement) et laissent passer des signaux indirects (lexique, expériences spécifiques).Manque de formation — Les recruteurs ne savent pas comment interpréter un dossier anonymisé ni comment mener des entretiens structurés après anonymisation.Résistance culturelle — Les managers peuvent percevoir l'anonymat comme une perte de contrôle ou d'« instinct » dans le recrutement.Améliorer l'efficacité des entretiens anonymes : principes à suivre
Si l'anonymat peut échouer, il peut aussi fonctionner à condition d'être intégré dans une démarche globale. Voici les principes que j'applique ou recommande :
Clarifier et standardiser les critères — Avant de tester l'anonymat, décrivez précisément ce que vous évaluez : savoirs, savoir-faire, savoir-être observables et mesurables. Partagez ces critères avec tous les évaluateurs.Structurer les entretiens — Utilisez des guides d'entretien, des questions standardisées et des grilles de notation. L'anonymat sans structure revient à laisser la subjectivité libre.Appliquer l'anonymat de bout en bout — Si vous anonymisez le CV, poussez l'approche jusqu'aux exercices pratiques et tests techniques (où c'est pertinent) avant toute interaction humaine identifiée.Former les acteurs — Investissez dans la formation aux biais cognitifs et aux méthodes d'évaluation structurée pour les recruteurs et managers.Communiquer avec les candidats — Expliquez la démarche et son objectif. L'anonymat mal expliqué peut être perçu comme de la suspicion ou de la déshumanisation.Outils et méthodes pratiques
Voici des méthodes concrètes à mettre en place :
Tests à l'aveugle — Pour les postes techniques, privilégiez des épreuves pratiques (exercices de code, études de cas) rendues anonymes via une plateforme dédiée (ex. Codility, Hackerrank pour le code).Relecture croisée — Mettez en place une double évaluation : deux évaluateurs indépendants notent le même dossier anonymisé puis comparent avec modération par une tierce personne.Scorecards — Utilisez des fiches de notation chiffrées (0-4 ou 1-5) pour chaque critère, avec définitions précises des niveaux attendus.Expliciter les exclusions — Documentez pourquoi certains éléments personnels ne sont pas pris en compte pour assurer transparence et conformité avec le droit du travail.Tableau comparatif : anonymat partiel vs anonymat poussé
| Anonymat partiel | Anonymat poussé |
| Ce qui est masqué | Nom, photo | Toutes informations identifiantes + éléments contextuels non essentiels |
| Complexité de mise en œuvre | Faible | Moyenne à élevée |
| Risque de biais résiduel | Élevé | Moindre si process structuré |
| Acceptation par les managers | Souvent faible | Améliore avec formation et proof-of-concept |
Quelques erreurs à éviter
Pour ne pas transformer une bonne idée en outil inefficace, évitez :
De croire que l'anonymat suffit sans métriques — mesurez la qualité des embauches, la diversité réelle et l'impact sur le turnover.De laisser l'anonymat en mode gadget — si vous ne changez pas les entretiens, vous ne changez pas les décisions.De sacrifier l'expérience candidat — anonymiser tout au point d'éliminer la relation humaine peut nuire à la marque employeur.Mes retours d'expérience
Dans une entreprise où j'ai accompagné la mise en place d'un recrutement anonyme pour des profils marketing, nous avons combiné : anonymisation complète des briefs d'exercice, grille d'évaluation standardisée et sessions de calibration entre évaluateurs. Résultat : une meilleure corrélation entre la note d'épreuve et la performance observée 6 mois après l'embauche. En revanche, dans une autre structure où l'anonymat ne portait que sur le CV, l'effet a été quasi-nul — les managers revenaient rapidement à leurs critères subjectifs lors des entretiens physiques.
Indicateurs à suivre pour mesurer le succès
Pour évaluer votre dispositif, suivez au minimum :
Taux d'avancement des candidats anonymisés vs non-anonymisésDiversité des candidats embauchés (origine, genre, parcours)Performance des nouvelles recrues à 3, 6 et 12 moisSatisfaction des managers et des candidats sur le processusSi vous voulez, je peux partager un modèle de fiche de scorecards ou un template de guide d'entretien structuré que j'utilise régulièrement sur RH Actu. Cela aide beaucoup à transformer une intention louable en résultats concrets et mesurables.